Chez Albert

*

*

Le panneau de bois peint défraîchi proposait, aux voyageurs qui le souhaitaient, le gîte et le couvert à “L’auberge du Roi”.

Elle eût cependant gagé en confiance que la dite auberge n’avait jamais abrité ni nourri le moindre monarque.

Elle entra, retira sa cape et la donna à brosser, prit une chambre à l’étage, fit monter sa malle de voyage et commanda un bain avec de l’eau propre et une table à part pour le dîner. Avec de la chance, le bouillon du Roi s’avérerait comestible.

La fille de salle apporta le souper.

“Venez-vous de loin ?”

“Du Parlement de Bordeaux.”

La jeune fille fronça les sourcils.

“Bordeaux n’est plus dans le royaume ?”

“Ce parlement-là est une cour de justice.”

“… Oh.”

“Une fille de Gascogne, hein ?” lança un homme à la tablée voisine. “On les dit promptes à—”

Il se retrouva au sol, un genou sur sa poitrine et un poignard contre son cou.

“La lame est enduite d’un poison douloureux, lent et mortel.”

“Et que dit-on des filles de Gascogne ? Une seule réponse.”

L’homme hésita.

“… Rien ?”

Elle sourit.

“Savoir se taire est un atout cardinal. Cultivez-le.”

“C’est là beaucoup lui demander”, fit une voix derrière elle.

Elle se releva. Le nouveau venu était en habit de voyage.

“Je ne suis guère présentable, mais à cette heure, seule votre table offre encore une place libre. Puis-je solliciter votre indulgence, et que vous ne m’alliez souffleter ?”

Quand il eut fini son bouillon, il se tamponna délicatement les lèvres de son mouchoir.

“Enduisez-vous vraiment votre poignard de poison ?”

Elle le fixa en silence quelques secondes.

“Tous les moyens sont bons pour arriver à mes fins.”

Il sourit.

“Vous êtes un fascinant mystère. Je vous ai vue tantôt manier l’arme plus brutalement qu’un coupe-jarret ; et voilà que vous resserrez avec grâce le ruban qui retient vos cheveux. Comment ne piqueriez-vous pas ma curiosité ?”

“Et que faut-il pour satisfaire votre curiosité? Souhaitez-vous croiser le fer avec moi ?”

“Juste ciel, non ! Je ne vaux rien à l’escrime ; plusieurs maîtres d’armes en témoigneront, dont certains fort éloquemment.”

“Je me sens, madame, inhabituellement audacieux : j’aimerais connaître votre nom.”

“Vous le savez déjà.”

“Comment ? C’est la première fois que nous nous rencontrons, à mon grand regret.”

“Je suis Aurore de Serte.”

Il blêmit.

“Si vous êtes qui vous dites, madame, alors daignez dire qui en dernier vous avez–”

“Exécuté ? Une princesse du sang, du moins selon elle, qui causait assez d’ennuis pour qu’on m’appelât afin qu’ils cessent.”

“… vous dites donc vrai.”

“Est-ce un jeu du chat et de la souris, madame, et suis-je votre proie ?”

“Avez-vous des raisons de l’être ?”

“Il est difficile de briller à la Cour sans se faire quelques ennemis ; sans doute je m’en suis fait de plus aisés que moi.”

Il soupira.

“Ce que que ma maigre fortune ne peut me payer, je me l’offre par mon panache.”

“Ou par votre dextérité.”

La taverne s’était vidée ; il ne restait plus qu’un homme, accoudé au comptoir de bois, une chope posée devant lui.

“Je ne…”

“À défaut des services d’un banquier, vous vous êtes assuré ceux, moins coûteux, d’une dentellière ; de chez une cliente, elle vous a rapporté une missive qui ne vous était pas destinée. Je suis ici pour la reprendre.”

“… Ah.”

“Dès que j’aurai cette lettre, vous pourrez reprendre votre voyage vers La Rochelle, et de là… où vous voudrez.”

“Et si je ne vous la remets pas ?”

“J’ai pour instruction de reprendre la lettre ; la façon ne dépend que de vous.”

“Une telle indulgence me surprend; j’imaginais le Duc plus rancunier, et davantage enclin à faire un exemple.”

Il hésita, puis glissa une main dans son manteau et produisit une enveloppe blanche cachetée de cire rouge.

Elle prit l’enveloppe et la glissa dans le corsage de sa robe.

“Je vous engage à ne pas trop remettre votre voyage. Le Duc attend la lettre à Versailles ; quand il l’aura, il se peut qu’il change de disposition à votre égard.”

“Tout de même, si j’embarque sur un navire en partance, il n’ira pas jusqu’à faire donner du canon ?”

Elle haussa les épaules.

“Après tout, il est allé jusqu’à requérir mes services sans demander que j’épargne votre vie.”

“Pour ma part”, poursuivit-elle, “j’ai dû chevaucher tout le jour pour arriver ici avant vous. Aussi, je dormirai ici cette nuit et ne repartirai qu’au matin. Cela vous donne un peu d’avance ; encore une fois, ne la gâchez pas.”

Il sourit.

“Je suis aise d’éviter un duel avec vous ; bonne nuit, donc.”

Elle inclina la tête, se tourna et entreprit de s’éloigner.

Alors, derrière elle, il abattit sa canne sur son chignon blond, la projetant sur le comptoir de bois.

Elle eût heurté le sol si le buveur au comptoir, s’étant tourné au bruit, ne se fût avancé pour la saisir et amortir sa chute.

Sous le choc son chignon s’était dénoué, et ses cheveux défaits encadraient son visage tels un champ de blé tourmenté.

Le voyageur s’accroupit près de la femme, approcha une main de son visage, attendit un instant, sourit, et enfin, de deux doigts, alla pêcher l’enveloppe dans son corsage.

“Désolé, madame. C’est une lettre de cachet, après tout.”

Il lança une pièce au buveur, qui la saisit au vol.

“Assurez-vous qu’elle n’aille pas me pourchasser quand elle reprendra ses esprits.”

Puis il sortit de l’auberge. Peu après, on entendit le galop d’un cheval.

Aurore rouvrit les yeux.

Le buveur aida la femme à se relever puis tira de sa chemise une enveloppe blanche scellée de rouge qu’il lui tendit en souriant.

“N’est-ce point utile, madame, que votre laquais soit habile au bonneteau ? Notre dupe n’y a rien vu.”

Elle entreprit de rassembler ses cheveux et refaire son chignon.

“Il était aussi assez peu galant pour frapper une femme… Et assez naïf pour la penser incapable d’anticiper le coup, de l’accompagner, et de feindre l’inconscience.”

La fille de salle entra, vêtue d’un manteau à capuche gris sombre, regarda la lettre, puis s’addressa à la femme.

“Ç’aurait été plus simple de le menacer de la rapière et le détrousser.”

“Il nous aurait poursuivis au lieu de nous fuir.”

“Le mieux”, conclut Aurore, “est de partir maintenant, voyager de nuit pour, au plus tôt, remettre la lettre au Duc et qu’il la porte au Roi. Je ne voudrais pas qu’un retard inopportun nous vaille une accusation de lèse-majesté.”

Le buveur grimaça.

“Une fois la lettre remise, le Duc pourrait vouloir nous embastiller sur le champ par pure précaution.”

“Un seul de nous s’y rendra”, répondit Aurore. “S’il ou elle ne revient, les deux autres iront à la rescousse.”

“Nous nous relaierons pour conduire la voiture.”

Aurore renifla le buveur.

“Tu es saoul ?”

“Non, mais j’ai bu quelques chopes ; il fallait bien jouer mon rôle.”

“Tu vas cuver dans la voiture. Je prendrai les rênes en premier.”

Le buveur ouvrit la porte de la voiture, déplia le parchepied, et allait monter quand il entendit une toux polie.

La fille de salle attendit qu’il se fût écarté, puis monta majestueusement en voiture.

Il la suivit en maugréant.

Aurore grimpa prestement à la place du cocher.

Quand la nouvelle se répandrait dans les cercles idoines, nombreux feraient son siège pour s’assurer ses services.

En souriant, elle dénoua les rênes et les fit claquer sur le dos des chevaux.

*