COMMENT LES SEIRANGS N’ENVAHIRENT PAS LA TERRE GRÂCE AU GÉNÉRAL COLEMAN

Ce texte, écrit par Albert Aribaud <albert.aribaud@free.fr> et publié en 1997 dans le fanzine Chimères n° 35, édité par Josiane Kiefer, est reproduit ici avec son aimable accord. Il est diffusé sous licence Creative Commons by-nc-nd, (attribution, pas d’usage commercial, pas de modification) ; pour tout usage incompatible avec cette licence, contacter l’auteur. La contrainte d’attribution implique le maintien de ce paragraphe juste avant ou juste après le titre du texte. Le texte peut être diffusé sous tout format de fichier ne comportant pas de mesure technique de protection.


Les vaisseaux de l’envahisseur extra-terrestre passèrent sur Tau Ceti comme des rouleaux compresseurs. Les liaisons directes de la Terre avec sa toute première et unique colonie furent coupées dans les premières secondes de l’assaut ; ce ne fut d’ailleurs pas de la station au sol que la Terre apprit l’invasion, car le premier impact avait fait voler le dôme en éclats, tuant aussitôt la totalité de ses occupants.

En fait, l’information vint du vaisseau ravitailleur qui, peu avant l’attaque, avait entamé son troisième retour vers la Terre, et se trouvait par conséquent assez éloigné. Par lui, on sut que des cent quarante-cinq vaisseaux de l’armada étrangère, cinq étaient restés à Tau Ceti tandis que les cent quarante autres faisaient route en survélocité vers le système solaire. Il eut tout juste le temps d’estimer, par interférométrie gravitationnelle, que la flotte d’invasion mettrait un peu moins d’une demi-année terrestre pour atteindre le système solaire, puis il cessa d’émettre.

Ce fut l’urgence qui permit aux Terriens d’assimiler aussi facilement ce double choc : il y avait donc au moins deux races intelligentes dans l’Univers… Et l’autre était en train de leur foncer dessus sabre au clair. Mais ils avaient cinq mois pour se préparer à combattre l’envahisseur extra-terrestre, et ils défendraient leur sol bec et ongles.

On constitua un Haut Commandement commun, et on mit à sa tête le général Coleman. C’était un vieux de la vieille, bardé de médailles ; de son propre aveu, il comptait bien « renvoyer ces salopards dans leur galaxie à coups de pieds au c… », fin de citation.

Les plus grands états échangèrent les secrets de leurs systèmes de communication et d’armement pour monter un dispositif commun (la chose fut grandement facilitée par le fait que lesdits secrets étaient déjà largement diffusés).

Les flottes spatiales militaires construites par les cinq plus grandes nations dans l’espoir d’intimider chacune les quatre autres furent regroupées pour constituer la Flotte Terrienne Unie.
Vingt-quatre pays cessèrent de nier être en possession de la fusion nucléaire et remirent leur arsenal atomique au service de la défense commune (Monaco offrit la totalité de sa flotte aérienne militaire, soit quatre chasseurs à la limite de l’obsolète).

Sept nations réduisirent à néant leur soutien aux mouvements terroristes qu’elles finançaient depuis des années, et réussirent même à convaincre lesdits mouvements de participer à la défense globale (ce qui ne modifia presque rien à la vie quotidienne de leurs membres ; beaucoup d’entre eux ne se rendirent même pas compte du changement).

Dans les pays où la conscription existait, on l’appliqua ; dans ceux où elle n’existait pas, on fit appel au volontariat, un appel qui fut largement suivi.

Au bout des cinq mois, sur une population de huit milliards de terriens, environ cinq milliards et demi s ’étaient activement impliqués dans la protection de leur planète, et l’imposant dispositif mis en place ne comportait pas moins de quatre lignes de défense réparties de la Terre à l’orbite de Pluton.

Quand, à l’orée du système solaire, la flotte ennemie passa sous le seuil de survitesse, Coleman ordonna la contre-attaque terrienne.

La Flotte Terrienne Unie s’était postée entre les orbites de Pluton et Neptune. Lorsque l’agresseur fut à portée de tir, tous les vaisseaux terriens pourvus de canons à ions lourds firent feu simultanément. Au total, mille deux cents salves (soit plus qu’il n’en fallait pour réduire la Lune en poussière) convergèrent vers l’ennemi ; mais à cinq secondes de l’impact, la nuée d’ions destructeurs fit demi-tour, se ruant vers la flotte terrienne. Les champs de protection préservèrent les navires de l’explosion pure et simple, mais les dégâts externes furent considérables ; le vaisseau-amiral lui-même était à la dérive, et les rares croiseurs encore en état de naviguer durent former un rempart passif autour de lui — rempart qui s’avéra inutile : l’armada étrangère poursuivit sa route sans même s’intéresser à ces demi-épaves éclopées.

Mais la flotte Terrienne, en se rendant en première ligne, avait largué derrière elle près de trente mille mines électriques, qui s’activèrent automatiquement lorsqu’elles détectèrent l’arrivée des vaisseaux ennemis. Protégés par leur camouflage antiradar, leurs cerveaux électroniques attendirent patiemment que l’adversaire se fût avancé au sein du champ ; alors, toutes les mines libérèrent avec un remarquable ensemble la monstrueuse énergie électrique cachée dans leurs entrailles. Ce fut le plus titanesque orage artificiel jamais créé ; mais les vaisseaux étrangers poursuivirent imperturbablement leur route au milieu des éclairs colossaux, apparemment insensibles aux téra-ampères qui auraient dû, fût-ce par induction, fondre leur blindage en un clin d’œil.

Les onze stations orbitales de Mars (qu’on avait prétendues purement civiles depuis leur construction une vingtaine d’années plus tôt) exhibèrent alors leurs lasers surpuissants. L’attaque en nombre ayant échoué, Coleman commanda un feu concentré sur le navire-amiral ennemi ; les lasers crachèrent donc tous leur brûlante lumière sur lui. Après trois minutes d’arrosage ininterrompu, les lasers s’éteignirent un à un. Les stations avaient vidé toute leur énergie, et le vaisseau-amiral ennemi ne donnait pas le moindre signe d’incommodation.

Quand l’armada extra-terrestre franchit l’orbite lunaire, une marée de plus de huit cents missiles à têtes multiples fut lâchée. Ils traversèrent le convoi de cent quarante vaisseaux sans toucher aucun d’entre eux, et sans qu’un seul dévie, sauf le dernier de la formation qui, une fois tous les missiles passés, amorça un lent demi-tour.

Lorsque les navires ennemis arrivèrent à proximité de l’atmosphère terrestre, ils se mirent à cracher des nuées de petits chasseurs manifestement atmosphériques. Le combat aurait donc lieu non dans l’espace mais dans les airs ; qu’importe, les Terriens avaient encore de la ressource.

Les magnifiques radars des appareils stratosphériques AWACS III, qui devaient donner la position de chaque appareil ennemi avec une précision de moins de trois mètres, furent réduits au silence au moment même où les chasseurs adverses entrèrent dans l’atmosphère. Seuls les dispositifs de navigation résistèrent, et les pilotes ne durent qu’à leur entraînement de pouvoir retourner au sol à vue.

Les missiles air-air auto-tropiques des Ouragans 3000 français et des Shadows américains partirent droit vers leurs cibles, et ne dévièrent pas même d’un pouce lorsque celles-ci s’écartèrent avec une nonchalante élégance de leur axe de vol. Ils continuèrent ainsi jusqu’à épuisement de leur fuel ; quelques-uns tombèrent en zone habitée, mais par chance, aucun n’explosa.

Puis les vaisseaux ennemis se posèrent, et les extra-terrestres (des êtres humanoïdes beaucoup plus larges et lourds que des Terriens, qui semblaient faits plus de pierre que de chair) en débarquèrent, accueillis par une grêle de balles. Elles ne ricochaient même pas ; elles s’écrasaient sur leurs uniformes et tombaient en tas fumant autours d’eux.
Après douze heures de ce qu’il est difficile d’appeler un combat tant les assauts des Terriens étaient inefficaces, la contre-attaque au sol cessa — essentiellement parce qu’elle avait épuisé tous ses moyens de lutte.

Les extra-terrestres s’étaient posés un peu partout ; lorsque les soldats terriens, de leur propre initiative, rendirent leurs armes, leurs vainqueurs se contentèrent de placer des sentinelles autour des tas de fusils et de munitions… et renvoyèrent les soldats terriens sans autre forme de procès.

Quant au Haut Commandement commun, général Coleman en tête, il fut amené au navire-amiral au moment où le cent-quarantième vaisseau étranger se posait cent mètres plus loin, portant, arrimés sur ses flancs, tous les missiles nucléaires largués plus tôt contre la flotte ennemie.

Les généraux terriens furent conduits au Commandant en Chef de la flotte extra-terrestre, qui s’adressa à Coleman dans un anglais plus que correct, à part peut-être un accent rocailleux qui devait tenir à son anatomie. Ils s’attendaient à ce qu’il exigeât une reddition officielle, mais il n’évoqua même pas le problème. Il avait l’air ennuyé.

« Mes vaisseaux éclaireurs viennent de rentrer », dit-il. « Je suis désolé. Nous ne savions pas. L’information ne nous a pas été disponible, et nous n’aurions pas agi ainsi si nous avions su. Je vais donner des ordres afin de réparer notre faute. »

Les généraux s’entre-regardèrent, ébahis. Coleman était médusé.

« Croyez que nous regrettons sincèrement de vous avoir attaqués dans cet état », poursuivit le commandant de la flotte d’invasion. « C’est contraire à toutes les lois de la guerre, et nous en sommes parfaitement conscients. Nous espérons que vous ne nous en garderez pas rancune. »

« Dans cet état ? » Répéta Coleman, mécaniquement.

« Je sais, » protesta l’extra-terrestre, « j’aurais dû comprendre en voyant la faiblesse de votre riposte… C’était vraiment une très subtile façon de nous avertir, seulement nous autres Seirangs ne sommes pas aussi perspicaces que vous le pensiez. Mais voyez, » dit-il en dési­gnant le vaisseau chargé des inutiles missiles nucléaires terriens, « pour preuve de notre bonne foi, nous vous avons rapporté celles de vos armes qui sont encore utilisables. »

Les généraux restèrent abasourdis. Puis, constatant que Coleman demeurait muet de saisissement, le général anglais leva une main timide.

« Excusez-moi, mais… Nous ne vous comprenons absolument pas. De quoi parlez-vous, au juste ? »

L’être baissa la tête, comme accablé.

« C’est très noble de votre part ! » s’ex­clama le commandant Seirang. « C’est qu’il est méprisable, l’occupant qui a pillé votre sol, souillé votre terre de ses immondices et répandu ses poisons dans vos lacs, et je vous admire d’avoir encore assez de compassion pour feindre l’ignorance ! » Il soupira. « Mais malgré tout, la faute est nôtre ; j’aurais dû sonder davantage votre monde. Nous autres Seirangs savons bien que nous ne sommes que des barbares, mais nous avons de l’honneur, et si notre punition doit être de faire amende honorable, je le ferai pour nous tous. » Il se redressa, la main posée à plat sur le thorax, et clama : « Que l’on sache donc que les Seirangs ont attaqué sans vergogne, et malgré les avertissements de ses habitants, la planète Terre déjà éprouvée par une longue et méprisable occupation. Pour prix de notre erreur, nous nous engageons à apporter notre aide aux Ter— »

« Comment ? » Explosa un Coleman cramoisi. « Sachez, Môssieu l’extra-terrestre, que personne, et je dis bien personne, ne nous a jamais dicté sa loi, et que personne ne le fera jamais ! Nous sommes un peuple souverain — mais lâchez-moi, bon sang ! Il se fout de notre gueule ! Lâchez-moi ! On va le renvoyer chez lui à coups de— »

Il fallut tous ses homologues présents pour maîtriser Coleman, pendant que le général anglais se répandait en excuses, prétextant la tension de la bataille, la fatigue… Mais manifestement, l’extra-terrestre l’écoutait à peine ; il avait les yeux rivés sur Coleman.

« Vous voulez dire », articula-t-il lentement, « que c’est vous-mêmes qui avez mis votre planète mère dans cet état ? »

Il y eut un silence.

Alors que la flotte Seirang passait en survélocité, son commandant consulta avec amertume la notice qu’il avait lui-même transmise au Grand Catalogue Galactique pour insertion, cinq mois auparavant :

Système solaire. Neuf planètes. Une ceinture d’astéroïdes. Signes de vie intelligente.

Il grogna et pianota sur sa console. Après quelques secondes, il reçut l’accusé de réception du Catalogue, et la nouvelle notice s’afficha sur l’écran.

Système solaire. HUIT planètes. DEUX ceintures d’astéroïdes. AUCUNE forme de vie.

FIN


 

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